
Jeux des corps, jeux des sons chez Robert Desnos

Robert Desnos, dessin de Georges Malkine, 1926 |
Ecrit à 19 ans par Robert Desnos, le texte, tissé de clichés et de réminiscences littéraires, s'ancre parfaitement dans la réalité de l'époque. En effet, depuis 1913, les parisiens vivent fébrilement au rythme du tango. On teint la lingerie féminine en orange vif, (la fameuse ''couleur tango''). Dans les cafés et les dancings, on propose un cocktail ''tango'', mélange de grenadine et de bière. Le prénom Margot, employé par Desnos, n'est pas non plus anodin. Archétype de la femme fatale qui mène l'homme à sa perdition, Margot est l'héroïne du poème d'Esteban Celedonio Flores ''Por la Pinta'', mis en musique en 1918, sur proposition de Carlos Gardel, sous le titre ''Margot''. Le protagoniste de la chanson, abandonné par sa belle, s'exclame : ''désormais tu n'es plus ma Margarita, maintenant on t'appelle Margot''.
Dans un cocktail couleur tango
L'un est vert, l'autre mirabelle
Je buvais les yeux de ma belle
Je buvais les yeux de Margot
Margot mon rêve, au pas d'un tango,
A piétiné l'image frêle
Ses yeux aux couleurs rebelles
Troublés par mon chalumeau.
Le divin cocktail de mes larmes,
Par un beau soir de Monaco,
O fées Méditerranéennes,
Je l'ai bu au son d'un tango.
Prospectus, 1919
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Bien qu'il n'y ait pas, à ma connaissance, dans l'œuvre de Robert Desnos d'autres poèmes consacrés au tango, il ne s'agit pas là d'un texte fortuit ou d'un simple exercice stylistique de jeunesse. Toute sa vie, Desnos fut passionné par l'expression corporelle. Danseur de java, de samba et de charleston, il fréquente volontiers les boites de nuit : Balajo, Select, Zell's bar ou La Coupole. Attiré par le syncrétisme des arts, il est ouvert aux nouveautés musicales et écoute avec plaisir le jazz et le tango. Parmi ses nombreux amis artistes, il y a des argentins, dont le danseur et journaliste Léon Pacheco qui lui propose de partir à Cuba en tant que correspondant du journal de Buenos Aires, ''La Razon'' . De ce voyage, Robert Desnos rapporte les disques de rumba, et, d'après les souvenirs de sa dernière compagne, Youki, c'est lui qui introduisit cette danse en France.
Quant au tango, nous pouvons supposer que ce poète mystique, violent et rêveur fut attiré par une danse qui sublime la fusion, dans un éternel présent, de la féminité et de la virilité, qui épure le désir charnel et le rend esthétique. La vie de l'artiste semble confirmer notre hypothèse. En 1925, il s'é-prend d'une chanteuse que les contemporains appelaient ''la grande tragédienne lyrique'', Yvonne Georges, laquelle meurt cinq ans plus tard, minée par la drogue. Desnos reste à ses côtés, comme un troubadour servant sa dame et obéit à ses caprices érotiques sans transgresser le tabou de la pénétration. On pourrait presque parler du ''service passionnel et de sang'', rite amoureux des troubadours.
Comme d'autres poètes surréalistes, Desnos cherche la beauté dans la sonorité des mots, voire des syllabes indépendantes, au-delà du sens apparent des paroles. Cette quête d'ordre musical, cet amour de la danse, cette dilection pour la femme - incarnation d'une force à la fois destructrice et attrayante - trouvent leur plus haute expression dans un autre poème intitulé ''Elégant cantique de Salomé Salomon''. Le texte a la forme d'une pyramide renversée. Il est entièrement construit sur des allitérations entre mots comprenant les lettres M et N. Certains mots ont une rondeur chaleureuse (nœuds, anneaux, murmure, nus, nénés), d'autres évoquent la froideur, la cruauté et la mort (neiges, nord, meurt, mur, momie). Selon les mots, les sons prennent ainsi un sens positif ou négatif, ce qui donne au poème une dynamique ambivalente. A travers ce jeu d'assonances, subtil et musical, le lecteur imagine la danse de Salomé, dont les volutes lascives et sensuelles dissimulent la violence mortelle.
Elena Oulissova-Pianko