Sandra Rumolino


“J’ai toujours pensé que le tango était une musique du futur’’

Née dans une famille d'origine italienne passionnée d'opéra et de chanson populaire, Sandra Rumolino commence à Buenos Aires une carrière lyrique classique. C’est à travers Ella Fitzgeraldt qu’elle découvre la musique populaire. Mais c’est en écoutant Piazzolla qu'elle s’interesse au tango. Après son arrivée en France en 1983, elle décide de se consacrer uniquement à cette musique. Son expérience démarre en 1987 avec le groupe Gomina.

Cela fait près de 15 ans que tu chantes le tango ?

Mon expérience avec Tangomina a duré 7 ans, jusqu'en 1994. C'est d'ailleurs là que j'ai rencontré celui qui est devenu mon mari, Jorge Rodriguez. A cette époque, il y avait peu de chanteurs à Paris : Estela Klainer, Silvana Deluigi, Jacinta, Josefina, qui venaient chanter aux Trottoirs de Buenos Aires. Beaucoup sont reparties depuis. Ensuite il y a eu Haydee Alba, Susanna Rinaldi qui partage son temps entre l'Argentine et la France. André Ramos est arrivé, il y a un an et demi. Après 1994, j'ai travaillé avec beaucoup de monde, parce qu'il est enrichissant de connaître plusieurs styles, plusieurs avis, d'échanger ce que l'on ressent dans cette musique

Pourquoi avoir choisi la France?

Lorsque j'ai commencé en 1987, seules la France et l'Allemagne s'intéressaient au tango en Europe. Nous avons aussi beaucoup travaillé en Allemagne avec Tangomina. Mais Paris est une ville mythique pour tous les argentins. Nous rêvons de la vie parisienne, et mon frère vivait ici depuis 4 ans. Une fois que tu as connu Paris, tu ne pars plus après, sauf pour des raisons impérieuses. Je me suis tout de suite sentie chez moi, ici, bien accueillie par le public et je suis restée !

Peux-tu parler de ton expérience en tant qu'artiste femme ?

Je n'ai jamais ressenti ici, à Paris, de concurrence entre chanteurs et chanteuses de tango en tant que tels. Les hommes ont une place dans le tango, et les femmes en ont une autre. Si chacun comprend son rôle, chacun suit son chemin, sans se créer de problèmes. Je travaille tout le temps avec des hommes : la plupart des musiciens sont des hommes. J'ai toujours eu un rapport très clair avec eux, ils jouent, et je chante.

Une seule fois en 15 ans de carrière, on m'a dit : tu ne viens pas, parce que le tango, ça doit être chanté par un homme ! Peut-être cette personne avait toujours entendu le tango chanté par des hommes et ne pouvait pas l'imaginer interprété par une femme. Il devait avoir une idée toute faite et n'avait pas envie de connaître autre chose.

Dans la danse, c’est plus difficile : parfois, la femme se laisse guider par l’homme et en même temps lui reproche de la manipuler... Moi, je pense au contraire que c’est formidable : l’homme propose, la femme dispose...

Dans le chant, je défends une interprétation du tango au féminin. Je n'ai jamais accepté les femmes, habillées en homme et il y en a pas mal en Argentine, et essayant de prendre une interprétation masculine, soi-disant parce que le tango est macho ! Je trouve çà vraiment nul ! Ce qui est beau dans le tango, c'est de pouvoir montrer toute la féminité au contraire, et de se réaliser avec elle. Car il y a beaucoup de féminité et de raffinement dans le tango, que ce soit le chant, la danse ou la musique. Et si la femme peut déployer et exploiter toute sa féminité, c'est là que cela devient sublime.

C'est ce que j'essaie de faire : la plupart des tangos que je chante, sont des tangos écrits pour les hommes. Je ne change rien au texte, même pas l'article, je le chante comme une interprète, mais avec un chant féminin. C'est là que cela devient intéressant.

Parlons un peu du répertoire, justement !

Volontiers. Il y a très peu de répertoire pour les femmes, c'est vrai. Un jour, la poétesse Eladia Blazquez a dit : "Si j'écrivais des tangos pour les femmes, je ne pourrais pas vivre de mon art, parce que les hommes ne les chanteraient pas, et comme il y a, en général, plus de chanteurs que de chanteuses…". Cela ne m'a jamais empêché de chanter ce qui me plait, un homme qui pleure l'abandon par une femme, ou autre chose, pourquoi pas, je suis avant tout une interprète. Certains tangos ne me conviennent pas, parce que très masculin. Mais ils conviendront peut-être à d'autres femmes. Cela dépend d'ailleurs plus de la personnalité de chacune que de la voix.

Moi par exemple, j'aime beaucoup les tangos d'Homéro Esposito, un écrivain magnifique ! Des tangos comme Afiches ou Trenzas sont des poèmes extraordinaires : quelle importance que ce soit un homme ou une femme qui le chante !

J'aime travailler avec les hommes, je les apprécie. Je défends, en revanche les droits de la femme, mais sans vouloir nier les droits des hommes. C'est normal qu'une femme veuille écrire, chanter, danser, être Présidente de la République…. Mais, en le faisant, non à la place de l'homme, mais en tant qu'elle-même.

Tu retournes de temps en temps en Argentine ?

J'y vais, mais peu : presque toute ma famille vit ici. Et retourner là bas me blesse trop : la situation économique et morale est mauvaise. Il y a des comportements que je réprouve et que je ne comprends pas. J'ai choisi de rester avec les meilleurs souvenirs de mon pays natal et de ma ville, pour construire ici, autour de moi. J'ai eu une enfance heureuse et j'ai de très beaux souvenirs ; ma famille travaillait beaucoup, bien sûr, nous étions 4 enfants, mais nous étions heureux. Cela a été plus dur après, sur la fin de la dictature, lorsque j'étais adolescente. J'en ai vraiment pris conscience après, à Paris, lors de mes rencontres avec d'anciens prisonniers politiques. Je ne comprenais pas ce qui arrivait à mon pays.

C'est le tango qui m'a aidé à renouer avec un sentiment très profond en moi. Jamais, je ne me lasserai du tango, de le chanter, de l'écouter, de le danser, c'est vraiment par lui, que je m'identifie.C'est mon être tout entier ! C'est magnifique ! je regrette une seule chose, c'est de ne pas savoir écrire. Mais il existe de si belles chansons, déjà ! Je verrais bien , si j'ai envie de dire des choses…

Il reste une image, cependant, très figée du tango : la jupe fendue et la gomina, bref toute la panoplie du tango. Je n'ai pas envie de me déguiser pour chanter le tango, ce n'est pas comme çà qu'une chanteuse arrive à toucher les gens, mais en étant soi-même, simple et authentique. Je chante des tangos classiques, que je m'approprie, dont je respecte le style, mais que je dis à ma manière. Et lorsque le public entend l'authenticité et l'humilité, il se laisse prendre. L'homme, la femme, l'amour, sont des thèmes de toujours et des thèmes d'avenir, çà a toujours existé et existera encore : j'ai toujours pensé que le tango est une musique du futur ! Aujourd'hui, il y a un engouement phénoménal dans le monde pour le tango. Ce n'est donc pas qu'une question de racines, de souvenirs : il doit vraiment y avoir, dans cette musique, quelque chose d'impalpable qui touche au plus profond chaque personne.

Et ta vie familiale ?

Elle m'est complètement nécessaire. C'est mon moteur ! Sans elle, sans mon mari et mes 3 enfants, je ne pourrais pas assumer ma vie professionnelle. Ce sont mes origines italiennes qui parlent ! Nous nous organisons au mieux, avec nos métiers semblables, pour nous occuper de nos enfants.

Nous savons ce que fait l'un et l'autre, nous nous conseillons mutuellement. Jorge s'entend très bien avec mes musiciens, et moi aussi avec ses partenaires. Une confiance très profonde nous lie et elle est nécessaire. Je me sens bien à ma place de femme, mère, épouse et artiste tanguera.

Propos recueillis par Martine Peyrot





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